Le revenu universel est-il la nouvelle parité ?

L'idée de revenu ou d'allocation universelle a connu ces derniers années un succès fulgurant : encore cantonnée à des cercles de militants marginaux il y a peu de temps, la voilà propulsée au sommet de l'agenda politique par le biais des prises de position des candidats de la primaire de la gauche. Evidemment, elle est loin de faire consensus : on en débat âprement dans les colonnes de Libération, on y voit un "piège libéral", on en espère une libération de toute la société, on y consacre des enquêtes anthropologiques. A-t-elle quelque chance d'être mise en place ? Il n'y a évidemment pas de certitudes, mais cela semble moins impossible qu'il y a encore quelques années. En fait, la trajectoire de cette proposition politique n'est pas sans en rappeler une autre, bien plus comparable que l'on ne pourrait le penser : celle de la parité.

A priori, la parité n'a pas grand chose à voir avec le revenu universel : les deux propositions s'emploient à traiter des problèmes différents, et recourent à des moyens tout aussi différents. Mais, au-delà du fond, il y a un certain nombre de points communs dans leur histoire. L'une comme l'autre constituent des projets anciens : si, concernant le revenu de base, on cite généralement Thomas Paine en 1795, il est tout aussi courant de faire remonter l'idée de la parité à Hubertine Auclert en 1880. Les deux ont également connu un succès rapide dans les dernières décennies : la parité revient sur le devant de la scène politique à la faveur de la publication d'un ouvrage de Françoise Gaspard, Anne Le Gall et Claude Servan-Schreiber intitulé Au pouvoir, citoyennes ! Liberté, Égalité, Parité en 1992. C'est en 2000, sous le gouvernement de Lionel Jospin, qu'elle sera inscrite dans la loi française - une accélération qui n'est pas sans rappeler celle à laquelle on assiste aujourd'hui. Il fallut cependant, pour rendre effective cette modification, un changement dans la constitution, ce qui est comparable à l'ampleur des transformations que pourrait introduire le revenu universel dans la protection sociale française. Enfin, dernier point commun, la parité a soulevé de nombreuses oppositions aussi bien à droite qu'au sein de la gauche, et jusque dans les mouvements féministes les plus progressifs, de nombreuses féministes, et non des moindres, s'y étant longtemps opposées.

Il ne s'agit pas pour moi, en faisant cette comparaison, de dire qu'il est inévitable que le revenu universel soit adopté - en la matière, comme en bien d'autres, je me garderais de faire toute prédiction. Il ne s'agit pas non plus de dire que ceux et celles qui s'y opposent aujourd'hui en découvriront les vertus et s'y rallieront plus tard, comme cela a pu être le cas pour la parité - même chose, les prédictions, c'est pas mon truc. Plus simplement, il me semble que revenir sur le cas de la parité permet de comprendre à quelles conditions le succès présent de la notion de revenu universel a été possible, quelle qu'en soit la destinée à venir. Plus généralement encore, c'est l'occasion de réfléchir sur une question qui n'est guère triviale : comment une proposition qui rencontre autant d'oppositions, et des oppositions forts diverses, peut-elle, malgré cela, se retrouver si centrale et avoir quelque chance de se concrétiser ?

C'est à Laure Bereni que l'on doit l'analyse la plus fine du processus qui a conduit à l'adoption de la parité en France : d'abord dans différents articles et finalement dans un livre important. Elle note que les revendications et mouvements féministes s'étaient quelque peu atténués au cours des années 1980, ce qui rend le surgissement de la question de la parité au début des années 1990 d'autant plus étonnant. Mais la mise sur l'agenda politique que constitue la publication d'un livre sur la question va provoquer la réaction de ce que Laure Bereni appelle "l'espace de la cause de la femme" : celui-ci est constitué de différentes mouvances idéologiques - l'opposition entre un féminisme différentialiste et un féminisme matérialiste par exemple - et différents pôles ou sites d'action - les mouvements féministes proprement dits en font partie, mais pas seulement, puisqu'il faut aussi y compter l'activité académique, le militantisme politique au sein des partis traditionnels, la mobilisation de fonctionnaires et d'autres représentants de l'Etat, etc. Cet "espace de la cause des femmes" est l'un des apports les plus importants du travail de Laure Bereni : il permet de penser les mobilisations féministes au-delà de ce que permet la catégorie tradtionnelle de "mouvement social", qui s'y trouve inclut sans que l'analyse ne se limite ainsi aux formes "traditionnelles" de la conflictualité.

C'est surtout ce concept qui permet de comprendre l'adoption de la parité malgré les obstacles et oppositions nombreuses que rencontraient alors l'idée : en un sens, la parité est l'émanation directe, la manifestation la plus claire, de cet espace de la cause des femmes. En effet, celle-ci va conduire à des tendances "centrifuges" au sein de cet univers hétérogène, c'est-à-dire que les différentes composantes qui le composent vont trouver à s'aligner derrière cette idée de parité. D'abord parce qu'il est rapidement difficile de ne pas se positionner par rapport à elle : si l'espace de la cause des femmes est hétérogène, il est également assez fortement intégré, notamment par la circulation et la multiposionnalité de bon nombre de ses actrices. C'est le cas, par exemple, de François Gaspard, l'une des auteurs de l'appel original : députée PS, maîtresse de conférence à l'Ehess, experte auprès d'organisations internationales... Elle est ainsi capable de diffuser largement l'idée, et d'acclimater différentes sphères à celles-ci. Mais en outre, la proposition est de nature à rassembler des mouvances diverses, et c'est finalement d'un peu partout que l'on se range derrière l'idée de parité : les féministes différentialistes peuvent y voir une reconnaissance de la spécificité des femmes - avec l'argument que l'humanité ne saurait se composer, a minima, que d'une homme et une femme - et les positions plus à gauche peuvent se laisser séduire par le volontarisme de la proposition.

Reste encore un élément clef : la reprise de la proposition par le Parti Socialiste, à l'initiative de Lionel Jospin - influencé par son épouse Sylviane Agacinski - en 1996. Celle-ci s'inscrit alors dans une stratégie de reconquête électorale, où l'idée de parité est présentée comme un moyen de renouveler la démocratie. C'est là que l'on voit sans doute le mieux le rapport avec la séquence actuellement en cours autour du revenu universel : si le PS est bel et bien au pouvoir actuellement, son besoin de renouvellement n'en est pas moins aussi important, si ce n'est plus, qu'il ne l'était en 1996. Et Benoît Hamon utilise de façon très clair le revenu universel comme une façon d'incarner ce renouvellement par une mesure phare et quelque peu ambitieuse, au moins dans l'ampleur des transformations qu'elle promet. D'autres obstacles attendent encore le revenu universel, à commencer par les résultats de ce soir - mais la façon dont il suscite le débat montre qu'il est payant comme marqueur politique, comme l'était, à une autre époque, la parité.

Mais on peut remonter l'argumentaire : le revenu universel, comme la parité, constitue une proposition de nature à mobiliser des acteurs extrêmement différents. On sait qu'en France, Christine Boutin l'a régulièrement défendu... Aux Etats-Unis, l'idée a pu se trouver sous la plume d'un Milton Friedman, avec l'idée d'améliorer l'efficacité du marché. Si ce sont aujourd'hui des forces de gauche qui semblent de plus en plus se ranger derrière l'idée, y voyant un moyen de lutter contre les nouvelles inégalités et les formes de précarité ou d'exclusion contemporaine, cette généalogie garde son importance car la diversité des soutiens est l'une des clefs du succès de la proposition.

On voit alors se dessiner un espace non pas, bien sûr, de la cause des femmes, mais tout au moins de la cause des pauvres, des précaires, des vulnérables, etc. - difficile de lui donner un nom car, plus qu'ailleurs, les mots sont ici un enjeu de lutte. Il n'y a en effet pas un mouvement identifié pour le revenu universel, mais plutôt une pluralité d'acteurs qui se situent autour, pour ou contre, avec souvent des attentes et des conceptions bien différentes. Un ensemble d'acteurs qui se préoccupe, bon an mal an, des questions de travail et de précarité. Autant de choses qui avaient bien du mal à trouver, ces dernières décennies, à trouver leur place dans l'espace public. Aussi essentiels qu'ils puissent paraître lorsqu'on les énonce, ces questionnements ont longtemps été occulté par l'empressement du débat public à se centrer sur les questions sécuritaires et identitaires... pour le dire poliment. Associations, mouvements politiques, experts, chercheurs, etc. existaient bel et bien autour de ces questions, et dialoguaient et luttaient entre eux, mais sans que ces débats ne se transforment en une dynamique large et nationale. L'idée de revenu universel y a été débattu, discuté, rejeté, adopté... jusqu'à apparaître aujourd'hui sur le devant de la scène. C'est au final cette mobilisation sotto voce d'un grand nombre d'acteurs qui apparaît susceptible de faire émerger aussi rapidement une telle proposition, et non la seule initiative d'un candidat à une primaire de gauche.

Un dernier point, peut-être : comme le note Laure Bereni, la question de la parité a quelque peu remobilisé cet espace de la cause des femmes, elle a ravivé, si l'on peut dire, les luttes féministes. Au point d'imposer, presque deux décennies plus tard, l'égalité numérique comme l'étalon de l'égalité entre les hommes et les femmes - un héritage non-négligeable. Le revenu universel pourrait-il faire la même chose ? Raviver les luttes autour des questions du travail en France ? Qu'il soit finalement adopté ou non, que l'on soit d'ailleurs pour ou contre (vous aurez noté que je n'ai exprimé aucun avis là-dessus tout au long de ce billet), on pourrait peut-être s'accorder sur le fait que ce ne serait pas forcément une mauvaise chose.

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